Imaginez moi debout sur le trottoir dans la vieille ville de Ybor City, Floride, en train de regarder un groupe local au travers de la vitre d’un bar…le groupe me tourne le dos et joue devant un petit public d’une vingtaine de personnes…mes cheveux ébouriffés sont teints en bleu…mes yeux sont cerclés de noir également, soigneusement dessinés sur l’intérieur de mes paupières inférieures…je porte des habits d’occasion en polyester, bien trop petit pour mon corps d’1,93 mètre…les membres du groupe regardent vers le bas, ils portent des vêtements assortis du style psych-pop de la fin des années 60…ils jouent une sorte de mix retro, pas totalement fidèle aux "bons vieux jours", avec une touche d’ambiance des années 80 intégrée à bon escient…c’est une époque simple, où chanter des émotions vagues d’un malaise brouillé, des phrases coupées semblaient résumer les nuages gris du sort des classes moyenne qui planent au dessus de nos petites têtes…je ne peux pas entrer car je n’ai pas encore 21 ans (pas de fausse carte d’identité, j’ai 19 ans) mais même si je pouvais, je ne pourrais pas payer car je n’ai pas un sou…je vis dans la devanture d’un magasin près de la baie de St Pete, où les cafards me grimpent parfois dessus quand je dors…je suis juste là en train d’attendre et de regarder…je ne sais pas ce que j’attends…le groupe continue à jouer, ils sont là juste en face de moi, à peine à 2 mètres …à ce moment, ils semblent tout avoir…une scène, un public, un look, un son…je ne sais pas comment rétrécir la distance entre eux et moi…la vitre est comme un mur de 100 mètres de haut…
Le loyer de la devanture de magasin où je vis durant l’été 86 est de 255 dollars par mois, ce qui veut dire que mon apport est d’à peu près 86 dollars (Ron, le batteur, et Dale, le bassiste, paient le reste)…tant que je peux apporter cet argent, j’ai un endroit où vivre…trouver de la nourriture est une toute autre histoire…je refuse de mendier pour de la monnaie, alors je me fais des repas avec les restes d’amis, et/ou parfois avec quelques dollars qui me reste après avoir fait un concert dans un bar…quand je suis désespéré, je fais la queue pour la soupe populaire avec les clochards…ils servent habituellement des macaronis avec du fromage, ce qui me convient si je meurs vraiment de faim…le propriétaire de la devanture de magasin ne sait pas que je vis là en squatteur…on lui a dit que c’était juste notre lieu de répétition, et je dois souvent lui mentir en lui disant que je suis passé prendre quelque chose si il me voit sortir de là à 8h…j’essaie de ne pas me trahir en faisant trop de bruit (je joue de la boite à rythme en sourdine), et on joue uniquement la nuit quand le restaurant voisin est fermé…mon "chez moi" est sur la route principale près d’un autoroute qui passe au dessus…parce qu’il est obscur et qu’il protège de la pluie, l’autopont est également l’endroit où les prostituées se pointent vers 21h pour travailler…quand je m’ennuie, je m’assoies dehors et je leur parle alors qu’elles passent devant moi…elles me demandent ce que je fais, et je leur réponds que je regarde, je traîne…les pluies torrentielles sont belles, les voitures éclairent souvent, c’est donc juste moi et les éclairages oranges ainsi que les transsexuels et leurs tragédies…nous nous engageons souvent dans des conversations métaphysiques sur l’injustice de la vie, comment les dés ne roulent pas toujours comme nous le voudrions…nous sommes liés par le fait que nous sommes perdus, mais nous savons d’une certaine manière que nous sommes exactement là où nous devons être et que nous faisons ce que nous sommes supposés faire…il y a un air de résignation et une sorte d’espoir que la pluie va s’arrêter aussi vite qu’elle a commencé…car la pluie n’est pas très bonne pour le business…de temps en temps, j’appelle mon père en pcv à Chicago…il abrège la conversation car "cela coûte cher"…je ne peux pas lui donner de numéro de téléphone car je n’en ai pas…je l’appelle souvent de la cabine téléphonique à la station d’essence…quand j’ai quitté Chicago pour arriver ici, j’ai laissé ma vieille voiture derrière moi…une Camaro de 1975 qui fut auparavant la voiture de la famille, on me l’a donné et j’ai payé les réparations pour qu’elle soit "la mienne"…mais dans ma famille, "la mienne" veut souvent dire "la leur"…je suis en manque d’argent, alors j’ai demandé à mon père de revendre la voiture…il me dit qu’il a une bonne nouvelle, son ami Ray l’a acheté pour 250 dollars…Ray fait partie des nombreux "potes" de mon père, des drogués qui sont constamment en train de s’arranger pour éviter un problème : l’huissier de justice, le dealer, la faucheuse, les ex femmes, les enfants, les petites amies, le patron…mon père est toujours entouré de ces arnaqueurs...heureusement pour moi, c’est une expérience multi culturelle, je grandis près de noirs, latinos, américains et white trash 1 qui viennent à toute heure pour parler avec mon père, ce qui veut souvent dire qu’ils s’enferment dans une pièce pour un moment et il ne faut pas entrer sans frapper car ils sont occupés…bref, Ray a acheté la voiture et mon père va m’envoyer l’argent !
Ok, je suis tranquille pour un petit moment…alors je commence à emprunter à des amis en leur disant que l’argent va arriver dans une semaine et que je les rembourserai immédiatement…à ce moment, je suis ici depuis assez longtemps pour que mes nouveaux amis me fassent confiance, et comme c’est la première fois que je demande quelque chose à quelqu’un, ils m’avancent gentiment 20 dollars par ci par là…une semaine passée, pas d’argent de la part de mon père…je l’appelle, et il jure que l’argent va arriver, en fait il l’a juste envoyé hier et il ne faut pas s’inquiéter…je me souviens aller au magasin du coin en me demandant si je pouvais m’acheter un paquet de beignets, car cette folie pourrait entamer mon dernier billet de 5 dollars, et il ne me restait personne à qui emprunter…j’ai menti et je me suis dit que l’argent allait venir, c’était quoi le souci?...et ces beignets étaient bons! (ceux qui sont poudrés de blanc) finalement, après un mois de cette mascarade, j’appelle mon père, désespéré, et lui demande pour l’argent…il me dit qu’il est désolé, il a dépensé l’argent et qu’il n’y a pas d’argent qui va arriver…je lui ai demandé en larmes comment il avait pu me faire cela, et il me dit franchement "je l’ai dépensé car j’en avais plus besoin que toi"…et c’était tout…
Mon vrai nom est William Patrick Corgan, je suis né à Columbus Hospital (juste derrière le magnifique Lincoln Park qui est à cheval sur le Lac Michigan) à Chicago à 17h41 le 17 mars 1967…beaucoup me connaissent en tant que Billy Corgan, mais "il" n’est pas arrivé avant l’age de 18 ans…mon père s’appelle Billy, et dans la famille on m’appelle "petit" Bill…je suis l’architecte du "Billy Corgan" que vous connaissez et aimez, ou détestez, ou n’en avez rien à foutre…je l’ai créé, et parfois je l’ai aimé, craint, et méprisé plus que vous pourriez l’imaginer…c’est l’auteur de cet être qui veut vous raconter cette histoire…c’est la vérité brutale ou la triste histoire, cela dépend de votre point de vue…une histoire de gloire et d’échec ou les galères fictives d’un homme fou et ringard…l’auteur est d’accord sur la façon dont vous prenez cette histoire, car cela est arrivé A MOI…les placards sont grand ouverts, et la douce brume d’une vie souffle pour tout faire sortir…il y a des cadavres et des veilles images, des soupirs pornographiques et des fantômes tellement timides qu’ils sont les fantômes des fantômes…mais toutes les voix sont là et veulent vous parler…en fait, il y a un combat pour celui qui va commencer! Mais peut importe, car dans mon esprit tout se passe à n’importe quel moment… passé et futur, on peut étudier ce qu’il s’est passé et ce qu’il va encore arriver, et rire et pleurer…mais à la fin, mon souhait est qu’il n’y ait plus de secrets qui valent la peine d’être gardés, et plus de peur qui valent la peine d’être ignorées…et tout ce qui doit rester est le cœur clair et la joie pleine de vie, et bien sûr, la musique…
1 blancs américains pauvres, surtout dans le sud des Etats Unis
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Traduction par Antoine Leruste. Copyright 2005. Tous droits réservés. Toute reproduction est interdite sans autorisation écrite.