Je flâne au hasard dans la rue…pas simplement n’importe quelle vieille rue, remarque, c’est Broadway que je descends...non, pas le célèbre Broadway avec ses chanteuses de cabaret et ses librettos altérés, euh, en fait, c’est mon Broadway, style Chicago, avenue des rebels sournois, des reines peintes, des colporteurs de porno, des 'authentiques' vendeurs de taco, des tomes féministes progressistes, et des nombreux hommes en shorts courts et vraiment moulants...je suis en train de me promener relativement inaperçu sur cette voie qui mène au local où nous répétons et que nous partageons avec le groupe Catherine, un groupe jetant du cambouis, suintant le LSD, dorlotant la bière, avec lequel nous partageons des affinité de femmes et de rock and roll...notre palace de rock est situé, ou niché devrais-je dire, juste à l’intérieur d’un parking sous terrain dans lequel on entre par la rue...je passe directement les portes en saillie par lesquelles les voitures entrent et sortent en dérapant, vire doucement sur la gauche, passe une porte coupe-feu en acier (habituellement bloquée en position ouverte), attache la porte en fer rouillée avec un cadenas qui propose pourtant un autre cadenas attaché à une porte en acier...une fois à l’intérieur, je suis assailli par une case en béton jamais lavée, sale et miteuse et qui sent l’huile et la nourriture rassise...et oh, au fait, j’habite ici aussi...l’année du Seigneur est 1992...
Nous sommes supposés répéter aujourd’hui, c’est-à-dire si Jimmy vient...il 'disparaît' régulièrement et s’assure délicatement que nous n’ayons aucun moyen de le retrouver...les numéros ne marchent pas, les filles avec lesquelles il couche ne couchent plus avec lui, personne ne l’a vu mais il est partout...James et D'arcy arrivent ensemble, parce que même s’ils ne sont plus en couple, James joue toujours le rôle du petit ami au point d’aller la chercher et de s’occuper d’elle dès qu’elle a besoin de quelque chose (ce qui est fréquent et curieux)...nous 3 sur le 'devant', ne manquons pratiquement jamais aucune répétition, donc c’est avec une amertume perplexe que nous fixons l’horloge en doutant de l’arrivée de notre skinmen batteur, que j’ai affectueusement (et très justement, je peux ajouter) surnommé 'Brutal Jim' (Jekyl et Hyde est=à Jimmy et Brutal Jim)...nous avons une règle constante entre nous, que nous considérons être vraie dans 97% des cas, et qui est : "s’il est en retard, il ne viendra pas"...parce que Jimmy est toujours à l’heure, et Brutal Jim est toujours en retard (à 15 répétitions manquées en 6 semaines, j’ai cessé de prendre la peine de compter)...nous en sommes arrivés à apprécier masochistement ses excuses 'mon chien a mangé mes devoirs', et le fait qu’il pense que nous le croyons complètement ajoute à l’hilarité...nous avons travaillé fiévreusement à nous préparer suffisamment pour aller à Atlanta dans environ un mois pour enregistrer à nouveau un album avec le producteur élevé dans le Wisconsin, Butch Vig, qui, moins ironiquement, travailla aussi avec nous sur notre premier album 'Gish'...il s’avère que cette date est gravée dans la pierre, car ironiquement, Butch est soudainement extrêmement demandé après avoir produit le dernier album de Nirvana, le phénomène numéro un dans le monde qui a énergiquement changé ce que cela signifie pour nous de jouer de la musique engourdie, stupide, et menée par l’anxiété...
Si Jimmy ne vient pas, on reste là environ 15 minutes avant que James ne change le langage de son corps et commence à regarder sa montre...c’est un signe qui m’est destiné et qui signifie : "je resterai si tu veux vraiment que je reste, mais j’ai beaucoup de choses à faire"...ses absences sont frustrantes pour chacun d’entre nous, et bien que nous essayions des fois de travailler sans Jimmy, c’est simplement pas pareil, donc à ce stade, s’il ne vient pas, nous prenons habituellement notre journée juste à ce moment-là...mais aujourd’hui il vient !...enfonçant la porte comme d’habitude d’un coup pied de taureau et jetant des coups d’oeil en travers...personne ne dit rien s’il ressemble à de la merde, parce qu’on ne peut pas se permettre de le reconduire...comme d’habitude c’est une affaire 'Dieu merci il est là' d’une voix très calme, et alors tout le monde se met en action (allume les amplis) et c’est parti...nous travaillons habituellement entre quelque chose comme 4 et 6 heures par jour (le tout dépendant si nous faisons une petite pause déjeuner tardive---nous revenons le soir de temps en temps pour faire une double session)...nous répétons pratiquement tout le temps l’après-midi...nous jouons d’une façon si incroyablement et foutrement forte que le volume affaibli notre corps après un temps, c’est donc un soulagement bienvenu que d’aller dehors au soleil et de prendre un taco pour rester motivé et se libérer de la tension pesante...lorsque nous jouons, nous travaillons virtuellement non-stop jusqu’à ce que nous n’en puissions plus...c’est soit soit, soit un son intense, brutal et fracassant, soit un mauvais plat à emporter...
Nous avons travaillé simultanément sur environ 30 chansons, la plupart desquelles sont assez longues avec des arrangements particuliers et très mystérieux...les répétitions ressemblent souvent à un cours de trigonométrie avec toutes les théories mathématiques qui l’accompagnent, dans un langage rabougri que peu de personnes exceptés nous pourraient comprendre, et qu’encore moins prendraient la peine de comprendre (un bout de conversation pourrait ressembler à : "les 4 sont banals, donc revenons aux 3---penche toi sur les 1 s’il te plaît---les breaks et les hangs devraient sonner comme 8 1⁄2---c’est 1, 2a, 3, 1, 2b, 4, et alors quand nous arrivons au 5 joue la note que tu veux")...appeler ces morceaux "chansons" est généreux car la plupart n’ont même pas une mélodie de chant ou des paroles...beaucoup sont juste des jams et des concepts tordus...nous donnons à ces enfants des noms vides et ennuyeux comme "la chanson de james", ou l’omniprésent "chanson en ré"...souvent, un titre est donné dans l’espoir vain que le nom lui-même nous suscitera un quelconque sens là où il n’y en a aucun à trouver (comme nommer une chanson 'wings of sunshine')…
Lorsque nous sommes seuls ensemble tous les 4, en train de faire de la musique, nous nous entendons vraiment, vraiment bien...notre réputation en dehors de cette salle est celle d’un groupe dingue et difficile, une pensée qui nous réjouit parce qu’elle tient les mauvais poseurs à distance...mais même ceux qui nous connaissent individuellement bien ne peuvent vraiment pas nous connaître collectivement, parce que nous sommes complètement différents et que nous gardons un cercle assez resserré...nous n’avons jamais été l’un de ces groupes qui traîne et qui attire un gang, parce que nous sommes nous-mêmes le gang avec notre propre sens de la justice et notre propre brutalité d’acier...nous vivons dans notre propre bulle et nous nous donnons du mal pour qu’il en reste ainsi...nos répétitions sont (et resteront pour toujours) la réunion d’une société secrète à huis clos dans laquelle peu sont autorisés à entrer et à être témoin de la façon dont nous travaillons à notre formule magique...parce qu’ici nous oublions, parce que nous apprenons comment mélanger les catastrophes et construire les tornades...nous ne nous disputons jamais au sujet de la musique...il arrive que nous nous disputions au sujet du comportement de l’un, ou d’arrangements perdus, mais jamais au sujet de la direction musicale du groupe...dans ce sens nous ne craignons rien, et il règne une confiance totale...la vraie raison de cette harmonie est que le son que nous produisons est un portrait complet et précis du mélange des "4" personnalités dans la salle : distant, modeste, ambitieux, sauvage, sombre, lucide, rêveur, étrange, plein d’ennui, triste et enfin désespéré...
Nous passons la plupart du temps à équilibrer les nombreuses parties que chaque chanson semble englober...dans le but de tirer chaque moment à son impact maximal, nous recommençons habituellement chaque chanson au 'sommet', ou au début, de telle façon que lorsqu’un moment critique arrive, nous sommes complètement à l’unisson quant à la dynamique qui suit... par exemple, disons qu’à la 2ème minute d’une chanson donnée, il y a une transition d’une partie vraiment forte à une partie vraiment calme...on donne une valeur aux 2 parties : disons que la partie forte est un 8 sur 10 (10 étant la puissance à fond), et la partie calme est un 3 (qui serait plus fort qu’un murmure et plus faible que le groupe jouant juste calmement)...lorsque nous arrivons au moment critique dont il est question (la transition d’un nombre 8 à un nombre 3), il doit être continu et lisse...dans notre langage, il ne doit pas sonner "évident" ou "forcé"...nous allons jusqu’au sommet de la chanson, jouant toutes les parties précédentes selon leurs intensités dynamiques déjà débattues...si nous perdons le fil avant d’arriver aux paroles dans l’optique desquelles nous travaillons, nous arrêtons et nous recommençons tout depuis le début...c’est critique, car on ne peut pas avoir un train avec des wagons qui roulent à des vitesses différentes...il faut qu’ils roulent tous ensemble, accélérant et ralentissant à une vitesse relative égale...c’est la clef de notre façon de travailler et d’écrire, la notion pure que tout ce qui bouge doit être dans une harmonie mutuelle consistante avec tout ce qui vient avant...donc, par exemple, si nous arrivons à la partie forte en jouant à un niveau d’intensité de 9 (ce qui est une fausse citation fin de citation), la valeur relative de ce qui suit doit être un 4 (ce qui est +1 comme ce que le 9 est au 8), et pas un 3...cela nous garde tous sur la même longueur d’onde tout le temps, quoi qu’il arrive...dans le but de répéter la transition correcte lors d’un changement de section, nous devons y "arriver" à un niveau fort 8 pour s’habituer à aller au niveau doux 3...cela aide vraiment quand nous jouons en concert, où inévitablement chacun est boosté par l’adrénaline de la foule...si nous jouons la partie forte comme un 9, nous calculons tous ensemble de telle sorte que cela se reflète sur la valeur de la partie suivante, qui devient alors un 4...cela vaut aussi si nous déprimons et si nous ne sommes pas concentrés sur un concert...si nous arrivons à une partie avec un 7, la section suivante devient (prêts les enfants?) un 2...par conséquent, nous sommes capables de nous ajuster au vol, en toute circonstance, de telle sorte que nous sonnons toujours comme si nous savons ce que nous faisons, même au milieu de notre chaos total et complet...
Ce travail requiert beaucoup de patience de la part de chacun...en plus, les chansons sont constamment réécrites, coupées et hachées et renaissent, parfois 4 fois par jour...beaucoup de changements sont discutés de la façon opposée à laquelle ils seront en fait joués...cela signifie que je peux dire "ok, lorsqu’on arrive au 2ème refrain, coupez-le en 2 mais faites durer la fin pour que Jimmy puisse préparer la partie suivante en jouant un "fill"...une nouvelle fois, commençant du sommet, chacun est censé savoir comment jouer précisément une section donnée, même si, techniquement parlant, aucun d’entre nous ne l’a jouée de cette façon auparavant (on fait ça aussi avant de monter sur scène, car on attend des résultats sous la contrainte d’un concert live)...cela nous fait gagner du temps, mais crée aussi beaucoup d’incompréhension si quelqu’un (habituellement D’arcy) pense que tu parles d’une autre section...donc quand elle arrive à la partie à laquelle elle pense que tu fais allusion, elle fait ce que tu as "demandé" (pas vraiment), créant un effet d’accident de voiture puisque tout le monde se heurte...donc ensuite ce sont les réexplications, un peu de déprogrammation pour perdre l’erreur, et ensuite retour au sommet...on fait ainsi jour après jour, semaine après semaine jusqu’à ce que tu deviennes tellement habitué au langage et à la folie de ce genre de façon de penser que cela devient une seconde nature...et tu peux "sentir" que quelque chose est faux, et tu sais bien comment le réparer...
Nous enregistrons notre démo sur un bout de cassette 8 pistes...la batterie de Jimmy occupe 4 pistes : pédale, caisse claire, et 2 micros pour les cymbales...il reste une piste pour sa basse, une pour la guitare de James, une pour la mienne, et le dernier pour le chant...je ne chante jamais 'live' pour les démos, je préfère plutôt ajouter le chant plus tard...l’idée générale est que cela m’obligera à écrire des paroles et à avoir à les chanter pour finir les chansons...mais lorsque nous jouons, je chante la plupart du temps des paroles 'blah-blah' pour qu’il y ait quelque chose...une fois que le groupe rentre à la maison, mes oreilles sonnent pendant des heures et la salle se refroidit, ce qui rend le fait d’y vivre du plus sinistre...dans le but d’assurer ma sécurité pendant la nuit, je cadenasse la porte en fer de l’intérieur, m’enfermant efficacement à clef, ce qui me terrifie puisque dans le cas d’un incendie je suis mort...une fois la porte fermée, je la verrouille de l’intérieur...j’utilise un petit radiateur d’espace pour réchauffer l’atmosphère, mais cela ne fait pas beaucoup de bien à moins d’en être tout près...on ne peut pas recevoir de signal de diffusion ici, donc j’ai un télé magnétoscope installé pour avoir quelque chose pour tuer le temps...je dors sur un canapé en cuir que quelqu’un a laissé là, dans mes habits pour ne pas avoir trop froid...si je dois utiliser la salle de bain, disons au milieu de la nuit, je dois me lever, défaire le verrou, enlever le cadenas de la porte, ensuite refermer la porte à clef pour que personne ne puisse entrer pendant que je suis en train de pisser (la salle de bain est dans un hall extérieur), ensuite faire demi-tour et refaire tout la procédé, en me renfermant à clef à l’intérieur à nouveau (parfois en plein de milieu de la nuit, des étrangers frappent à la porte, mais je ne réponds jamais)...
juste avant d’aller au lit, et souvent dans le noir en regardant le rebond des lumières rouges des DEL, je réécoute les cassettes de la journée, habituellement une seule fois en entier...mon cerveau procèdera aux arrangements pendant que je dors même si je n’y pense pas consciemment...c’est un talent étrange, parce que lorsque le groupe arrive le jour suivant pour travailler, je sais déjà ce qui a besoin d’être coupé et déplacé bien que je n’y aie pas pensé une seule fois ! Et ainsi je vis comme cela pendant des mois, ce cycle d’attendre, jouer, et attendre un peu plus...C’est une existence vraiment détachée et solitaire d’être ainsi ici...pas de téléphone, peu de visiteurs, et pas de lumière du soleil du tout (pas de fenêtres)...c’est vraiment comme être dans une cave que je ne quitterai pour aucune raison...et ce qui rend tout cela encore plus étrange est que j’ai un million de dollars pourrissant, inutilisés, sur mon compte en banque...
Copyright 2005 Billy Corgan. All Rights Reserved. Please do not do reproduce or publish in hard or electronic form without written authorization.
Traduction par Benjamin Pruvost et Antoine Leruste. Copyright 2005. Tous droits réservés. Toute reproduction est interdite sans autorisation écrite.
Nous sommes supposés répéter aujourd’hui, c’est-à-dire si Jimmy vient...il 'disparaît' régulièrement et s’assure délicatement que nous n’ayons aucun moyen de le retrouver...les numéros ne marchent pas, les filles avec lesquelles il couche ne couchent plus avec lui, personne ne l’a vu mais il est partout...James et D'arcy arrivent ensemble, parce que même s’ils ne sont plus en couple, James joue toujours le rôle du petit ami au point d’aller la chercher et de s’occuper d’elle dès qu’elle a besoin de quelque chose (ce qui est fréquent et curieux)...nous 3 sur le 'devant', ne manquons pratiquement jamais aucune répétition, donc c’est avec une amertume perplexe que nous fixons l’horloge en doutant de l’arrivée de notre skinmen batteur, que j’ai affectueusement (et très justement, je peux ajouter) surnommé 'Brutal Jim' (Jekyl et Hyde est=à Jimmy et Brutal Jim)...nous avons une règle constante entre nous, que nous considérons être vraie dans 97% des cas, et qui est : "s’il est en retard, il ne viendra pas"...parce que Jimmy est toujours à l’heure, et Brutal Jim est toujours en retard (à 15 répétitions manquées en 6 semaines, j’ai cessé de prendre la peine de compter)...nous en sommes arrivés à apprécier masochistement ses excuses 'mon chien a mangé mes devoirs', et le fait qu’il pense que nous le croyons complètement ajoute à l’hilarité...nous avons travaillé fiévreusement à nous préparer suffisamment pour aller à Atlanta dans environ un mois pour enregistrer à nouveau un album avec le producteur élevé dans le Wisconsin, Butch Vig, qui, moins ironiquement, travailla aussi avec nous sur notre premier album 'Gish'...il s’avère que cette date est gravée dans la pierre, car ironiquement, Butch est soudainement extrêmement demandé après avoir produit le dernier album de Nirvana, le phénomène numéro un dans le monde qui a énergiquement changé ce que cela signifie pour nous de jouer de la musique engourdie, stupide, et menée par l’anxiété...
Si Jimmy ne vient pas, on reste là environ 15 minutes avant que James ne change le langage de son corps et commence à regarder sa montre...c’est un signe qui m’est destiné et qui signifie : "je resterai si tu veux vraiment que je reste, mais j’ai beaucoup de choses à faire"...ses absences sont frustrantes pour chacun d’entre nous, et bien que nous essayions des fois de travailler sans Jimmy, c’est simplement pas pareil, donc à ce stade, s’il ne vient pas, nous prenons habituellement notre journée juste à ce moment-là...mais aujourd’hui il vient !...enfonçant la porte comme d’habitude d’un coup pied de taureau et jetant des coups d’oeil en travers...personne ne dit rien s’il ressemble à de la merde, parce qu’on ne peut pas se permettre de le reconduire...comme d’habitude c’est une affaire 'Dieu merci il est là' d’une voix très calme, et alors tout le monde se met en action (allume les amplis) et c’est parti...nous travaillons habituellement entre quelque chose comme 4 et 6 heures par jour (le tout dépendant si nous faisons une petite pause déjeuner tardive---nous revenons le soir de temps en temps pour faire une double session)...nous répétons pratiquement tout le temps l’après-midi...nous jouons d’une façon si incroyablement et foutrement forte que le volume affaibli notre corps après un temps, c’est donc un soulagement bienvenu que d’aller dehors au soleil et de prendre un taco pour rester motivé et se libérer de la tension pesante...lorsque nous jouons, nous travaillons virtuellement non-stop jusqu’à ce que nous n’en puissions plus...c’est soit soit, soit un son intense, brutal et fracassant, soit un mauvais plat à emporter...
Nous avons travaillé simultanément sur environ 30 chansons, la plupart desquelles sont assez longues avec des arrangements particuliers et très mystérieux...les répétitions ressemblent souvent à un cours de trigonométrie avec toutes les théories mathématiques qui l’accompagnent, dans un langage rabougri que peu de personnes exceptés nous pourraient comprendre, et qu’encore moins prendraient la peine de comprendre (un bout de conversation pourrait ressembler à : "les 4 sont banals, donc revenons aux 3---penche toi sur les 1 s’il te plaît---les breaks et les hangs devraient sonner comme 8 1⁄2---c’est 1, 2a, 3, 1, 2b, 4, et alors quand nous arrivons au 5 joue la note que tu veux")...appeler ces morceaux "chansons" est généreux car la plupart n’ont même pas une mélodie de chant ou des paroles...beaucoup sont juste des jams et des concepts tordus...nous donnons à ces enfants des noms vides et ennuyeux comme "la chanson de james", ou l’omniprésent "chanson en ré"...souvent, un titre est donné dans l’espoir vain que le nom lui-même nous suscitera un quelconque sens là où il n’y en a aucun à trouver (comme nommer une chanson 'wings of sunshine')…
Lorsque nous sommes seuls ensemble tous les 4, en train de faire de la musique, nous nous entendons vraiment, vraiment bien...notre réputation en dehors de cette salle est celle d’un groupe dingue et difficile, une pensée qui nous réjouit parce qu’elle tient les mauvais poseurs à distance...mais même ceux qui nous connaissent individuellement bien ne peuvent vraiment pas nous connaître collectivement, parce que nous sommes complètement différents et que nous gardons un cercle assez resserré...nous n’avons jamais été l’un de ces groupes qui traîne et qui attire un gang, parce que nous sommes nous-mêmes le gang avec notre propre sens de la justice et notre propre brutalité d’acier...nous vivons dans notre propre bulle et nous nous donnons du mal pour qu’il en reste ainsi...nos répétitions sont (et resteront pour toujours) la réunion d’une société secrète à huis clos dans laquelle peu sont autorisés à entrer et à être témoin de la façon dont nous travaillons à notre formule magique...parce qu’ici nous oublions, parce que nous apprenons comment mélanger les catastrophes et construire les tornades...nous ne nous disputons jamais au sujet de la musique...il arrive que nous nous disputions au sujet du comportement de l’un, ou d’arrangements perdus, mais jamais au sujet de la direction musicale du groupe...dans ce sens nous ne craignons rien, et il règne une confiance totale...la vraie raison de cette harmonie est que le son que nous produisons est un portrait complet et précis du mélange des "4" personnalités dans la salle : distant, modeste, ambitieux, sauvage, sombre, lucide, rêveur, étrange, plein d’ennui, triste et enfin désespéré...
Nous passons la plupart du temps à équilibrer les nombreuses parties que chaque chanson semble englober...dans le but de tirer chaque moment à son impact maximal, nous recommençons habituellement chaque chanson au 'sommet', ou au début, de telle façon que lorsqu’un moment critique arrive, nous sommes complètement à l’unisson quant à la dynamique qui suit... par exemple, disons qu’à la 2ème minute d’une chanson donnée, il y a une transition d’une partie vraiment forte à une partie vraiment calme...on donne une valeur aux 2 parties : disons que la partie forte est un 8 sur 10 (10 étant la puissance à fond), et la partie calme est un 3 (qui serait plus fort qu’un murmure et plus faible que le groupe jouant juste calmement)...lorsque nous arrivons au moment critique dont il est question (la transition d’un nombre 8 à un nombre 3), il doit être continu et lisse...dans notre langage, il ne doit pas sonner "évident" ou "forcé"...nous allons jusqu’au sommet de la chanson, jouant toutes les parties précédentes selon leurs intensités dynamiques déjà débattues...si nous perdons le fil avant d’arriver aux paroles dans l’optique desquelles nous travaillons, nous arrêtons et nous recommençons tout depuis le début...c’est critique, car on ne peut pas avoir un train avec des wagons qui roulent à des vitesses différentes...il faut qu’ils roulent tous ensemble, accélérant et ralentissant à une vitesse relative égale...c’est la clef de notre façon de travailler et d’écrire, la notion pure que tout ce qui bouge doit être dans une harmonie mutuelle consistante avec tout ce qui vient avant...donc, par exemple, si nous arrivons à la partie forte en jouant à un niveau d’intensité de 9 (ce qui est une fausse citation fin de citation), la valeur relative de ce qui suit doit être un 4 (ce qui est +1 comme ce que le 9 est au 8), et pas un 3...cela nous garde tous sur la même longueur d’onde tout le temps, quoi qu’il arrive...dans le but de répéter la transition correcte lors d’un changement de section, nous devons y "arriver" à un niveau fort 8 pour s’habituer à aller au niveau doux 3...cela aide vraiment quand nous jouons en concert, où inévitablement chacun est boosté par l’adrénaline de la foule...si nous jouons la partie forte comme un 9, nous calculons tous ensemble de telle sorte que cela se reflète sur la valeur de la partie suivante, qui devient alors un 4...cela vaut aussi si nous déprimons et si nous ne sommes pas concentrés sur un concert...si nous arrivons à une partie avec un 7, la section suivante devient (prêts les enfants?) un 2...par conséquent, nous sommes capables de nous ajuster au vol, en toute circonstance, de telle sorte que nous sonnons toujours comme si nous savons ce que nous faisons, même au milieu de notre chaos total et complet...
Ce travail requiert beaucoup de patience de la part de chacun...en plus, les chansons sont constamment réécrites, coupées et hachées et renaissent, parfois 4 fois par jour...beaucoup de changements sont discutés de la façon opposée à laquelle ils seront en fait joués...cela signifie que je peux dire "ok, lorsqu’on arrive au 2ème refrain, coupez-le en 2 mais faites durer la fin pour que Jimmy puisse préparer la partie suivante en jouant un "fill"...une nouvelle fois, commençant du sommet, chacun est censé savoir comment jouer précisément une section donnée, même si, techniquement parlant, aucun d’entre nous ne l’a jouée de cette façon auparavant (on fait ça aussi avant de monter sur scène, car on attend des résultats sous la contrainte d’un concert live)...cela nous fait gagner du temps, mais crée aussi beaucoup d’incompréhension si quelqu’un (habituellement D’arcy) pense que tu parles d’une autre section...donc quand elle arrive à la partie à laquelle elle pense que tu fais allusion, elle fait ce que tu as "demandé" (pas vraiment), créant un effet d’accident de voiture puisque tout le monde se heurte...donc ensuite ce sont les réexplications, un peu de déprogrammation pour perdre l’erreur, et ensuite retour au sommet...on fait ainsi jour après jour, semaine après semaine jusqu’à ce que tu deviennes tellement habitué au langage et à la folie de ce genre de façon de penser que cela devient une seconde nature...et tu peux "sentir" que quelque chose est faux, et tu sais bien comment le réparer...
Nous enregistrons notre démo sur un bout de cassette 8 pistes...la batterie de Jimmy occupe 4 pistes : pédale, caisse claire, et 2 micros pour les cymbales...il reste une piste pour sa basse, une pour la guitare de James, une pour la mienne, et le dernier pour le chant...je ne chante jamais 'live' pour les démos, je préfère plutôt ajouter le chant plus tard...l’idée générale est que cela m’obligera à écrire des paroles et à avoir à les chanter pour finir les chansons...mais lorsque nous jouons, je chante la plupart du temps des paroles 'blah-blah' pour qu’il y ait quelque chose...une fois que le groupe rentre à la maison, mes oreilles sonnent pendant des heures et la salle se refroidit, ce qui rend le fait d’y vivre du plus sinistre...dans le but d’assurer ma sécurité pendant la nuit, je cadenasse la porte en fer de l’intérieur, m’enfermant efficacement à clef, ce qui me terrifie puisque dans le cas d’un incendie je suis mort...une fois la porte fermée, je la verrouille de l’intérieur...j’utilise un petit radiateur d’espace pour réchauffer l’atmosphère, mais cela ne fait pas beaucoup de bien à moins d’en être tout près...on ne peut pas recevoir de signal de diffusion ici, donc j’ai un télé magnétoscope installé pour avoir quelque chose pour tuer le temps...je dors sur un canapé en cuir que quelqu’un a laissé là, dans mes habits pour ne pas avoir trop froid...si je dois utiliser la salle de bain, disons au milieu de la nuit, je dois me lever, défaire le verrou, enlever le cadenas de la porte, ensuite refermer la porte à clef pour que personne ne puisse entrer pendant que je suis en train de pisser (la salle de bain est dans un hall extérieur), ensuite faire demi-tour et refaire tout la procédé, en me renfermant à clef à l’intérieur à nouveau (parfois en plein de milieu de la nuit, des étrangers frappent à la porte, mais je ne réponds jamais)...
juste avant d’aller au lit, et souvent dans le noir en regardant le rebond des lumières rouges des DEL, je réécoute les cassettes de la journée, habituellement une seule fois en entier...mon cerveau procèdera aux arrangements pendant que je dors même si je n’y pense pas consciemment...c’est un talent étrange, parce que lorsque le groupe arrive le jour suivant pour travailler, je sais déjà ce qui a besoin d’être coupé et déplacé bien que je n’y aie pas pensé une seule fois ! Et ainsi je vis comme cela pendant des mois, ce cycle d’attendre, jouer, et attendre un peu plus...C’est une existence vraiment détachée et solitaire d’être ainsi ici...pas de téléphone, peu de visiteurs, et pas de lumière du soleil du tout (pas de fenêtres)...c’est vraiment comme être dans une cave que je ne quitterai pour aucune raison...et ce qui rend tout cela encore plus étrange est que j’ai un million de dollars pourrissant, inutilisés, sur mon compte en banque...
Copyright 2005 Billy Corgan. All Rights Reserved. Please do not do reproduce or publish in hard or electronic form without written authorization.
Traduction par Benjamin Pruvost et Antoine Leruste. Copyright 2005. Tous droits réservés. Toute reproduction est interdite sans autorisation écrite.
publié par Antoine Leruste dans: Les Confessions