Après avoir passé 4 mois sans avoir touché ma guitare ne serait-ce une seule fois, je suis littéralement à un 'carrefour'…je suis complètement fauché, survivant un peu grâce à la générosité de ma nouvelle petite amie, et n’avançant plus nulle part...mes rêves de succès immédiat dans la musique se sont tous effondrés, et je commence à croire que quel que soit le 'truc' qu’il faut avoir, je ne l’ai tout simplement pas...cela me déprime de voir la vie que mène mon père et le fait qu’il tire le diable par la queue constamment...je suis vraiment très fier de mon père et de son énorme talent, mais cette vénération a un prix élevé...logiquement, si mon père, qui à mes yeux a infiniment plus de talent que moi, n’a pas pu réussir dans la musique, comment cela serait ce possible que je puisse attendre de ma vie musicale quelque chose proche du succès...mon père est un chanteur tellement meilleur que moi, un guitariste incroyable, et beaucoup diraient même plus bel homme (il a certainement plus de charme!)...en plus, mon père marche, parle et regarde avec style, quelque chose que je ne pouvais même pas faire avec mon air dégingandé, mon attitude désespérément négative, et ma peau blanche fantomatique...je n’avais jamais imaginé la musique comme quelque chose que je ferais à mi-temps...le fait d’être éduqué avec une esthétique élevée de ce qu’était la 'bonne' musique, et à un certain degré de ce qui constituait le succès, m’avait placé dans une position différente de celle de quelqu’un disons dont les parents toléraient ou opposaient leurs rêves musicaux...mon père jetait une ombre si immense sur tout ce que je faisais musicalement que si j’espérais accomplir quoi que ce soit en tant que musicien, j’aurais à accepter que cela ne soutiendrait pas la comparaison avec ses succès, qui honnêtement n’étaient pas du tout des succès...cette pensée me hantait, cette idée de m’attaquer au 'business familial', et elle me poussa rapidement à abandonner la notion entière de succès une bonne fois pour toutes, et apparemment pour de bon...
Il y a une librairie discount vers ce que nous avions l’habitude d’appeler ici à Chicago un '5 Coins', c’est-à-dire lorsque 2 rues se coupent à 45 degrés, et qu’une troisième coupe l’un des grands angles, créant en effet 5 vrais coins...autrefois avant les centres commerciaux, il y avait toujours des zones principales de commerce parce que les gens pouvaient prendre le bus de n’importe où en ville à un lieu particulier, une boutique, et rentrer à la maison (ce coin particulier est ancré par une grande surface Sears)...la librairie se situe juste à l’angle, et je remarque un jour alors que je suis dans le bus qu’ils ont une pancarte 'help wanted' ('on recherche un employé') accrochée dans la vitrine...j’y vais un après-midi et parle avec la gérante de la boutique, une fille vraiment gentille d’une vingtaine d’années qui me parle de livres et d’art à n’en plus finir, et qui à la fin de notre conversation me dit que je suis tout comme embauché...un vrai boulot!...le seul truc, c’était que je devais rencontrer le responsable du secteur la semaine d’après pour finaliser l’embauche, mais elle continue en m’assurant qu’elle m’appuiera, et que je n’ai pas besoin de m’inquiéter parce qu’elle a vraiment besoin d’aide dans la boutique...je rentre à la maison sur un nuage, si excité à l’idée d’avoir un vrai boulot et de me sortir de l’horrible situation dans laquelle je suis, vous savez, celle de ne pas avoir de futur...
Je rentre à la maison et annonce à mon père la bonne nouvelle, et j’appelle Chris et lui dis qu’il semble que je me sois finalement trouvé un vrai boulot...jouer de la musique est la chose à laquelle je pense le moins à ce moment-là, parce que mon estime de moi-même est si basse que je veux désespérément et simplement que tout le monde cesse de me voir comme un loser fini...donc l’après-midi de mon entretien, je plaque mes cheveux en arrière et je les coiffe en jolie queue de cheval, sors ma seule chemise blanche (celle que j’utilise pour les mariages et les enterrements), et emprunte à mon père une cravate sans intérêt...lorsque je suis dans le bus pour aller à la boutique, j’ai déjà décidé que s’ils veulent que je me coupe les cheveux pour avoir le job, je le ferai, parce que de toute façon le fait de paraître aux yeux des gens comme celui que je veux n’a tout simplement plus l’air d’avoir d’importance (je pense que si mes cheveux longs sont la seule chose qui me sépare d’un salaire stable, alors j’aurai à les couper)...je suis assez nerveux lorsque je franchis le seuil de la boutique (je n’ai jamais passé de véritable entretien d’embauche), mais je suis rassuré lorsque la première personne que je vois est la même gérante que celle qui m’a obtenu cet entretien final...elle me dit d’attendre un moment pour voir si son responsable est prêt pour moi, et revient rapidement et me dit comment aller aux bureaux...alors que je m’en vais, elle m’adresse un sourire chaleureux et dit "bonne chance"...
Dès que j’entre dans le bureau, qui est juste assez grand pour contenir 2 personnes, l’odeur légère d’herbe me pénètre doucement la tête...c’est une odeur persistante avec laquelle je suis très familier, puisque mon père fume autour de 10-12 joints par jour...le responsable du secteur, qui a la jeune trentaine, donne cette impression froissée du genre "je suis plus intelligent que toi", et me regarde immédiatement avec un air bizarrement amusé...il me demande de m’asseoir sur une chaise en plastique, et commence en me posant les questions basiques telles que quel est mon niveau scolaire (lycée avec mention, pas d’université), précédentes expériences professionnelles (employé de bibliothèque à mi-temps dans une université, livreur de pizzas), et quelques autres questions vides et moisies...chaque réponse que je donne est accueillie avec un petit rictus moqueur, et je commence à transpirer à l’intérieur de mes vêtements, parce que pour une certaine raison, cet entretien ne se passe pas bien...je commence chuter de la pensée que j’étais sur le point d’obtenir un boulot à celle du merdier dans lequel je serai si je ne l’obtiens pas...le ton des questions passe à des choses du genre comment saurais-je si je fais du bon boulot ou pas, ou est-ce que l’on peut me faire confiance avec l’argent, et il me semble que ce lanceur de pierre pas si secret prend du plaisir à me faire chier, à essayer de me faire échouer...je commence à m’énerver silencieusement, parce que ce type n’est pas plus intelligent que moi, et je n’en ai rien à foutre de ce qu’il pense de moi ou de ma vie...le ton commence à devenir légèrement combatif entre nous, mais il reste voilé sous le couvert poli d’un 'entretien d’embauche professionnel'...il a le cran de me demander si je suis capable de classer les livres par ordre alphabétique, question à laquelle je réponds sarcastiquement "je pense que j’en suis capable"...j’ai une vision, et mon esprit s’ouvre lorsqu’il me pose une dernière question: "et où est-ce que vous vous voyez dans 5 ans?"...et Dieu en est témoin, ces quelques mots sortent de cette bouche innocente..."dans 5 ans? Eh bien, dans 5 ans je serai célèbre et je n’aurai pas besoin d’un boulot stupide comme celui-ci"...des mots auxquels il sourit comme un chat diabolique et dit simplement, "Ok, quoi qu’il en soit, merci d’être venu...nous vous tiendrons au courant"...
Lorsque je quitte la boutique, je m’arrête et dis au revoir à la douce gérante alors qu’elle venait juste de commencer à me questionner sur comment s’était passée l’entretien...je lui dis "pas très bien", mais que j’apprécie tellement qu’elle m’en ait donnée la chance...j’essaie de garder mon sang-froid jusqu’à ce que j’aie traversé la rue et j’appelle Chris d’une cabine, après quoi j’éclate en sanglots devant le monde entier, pleurant toutes les larmes de mon corps sur ma chance maudite...je me sens plus bas que terre, n’étant même pas capable de décrocher le plus servile des jobs stupides à empiler des livres sur une étagère vide...je me précipite chez Chris, avec ma chemise blanche et ma cravate sans intérêt, pour essayer de consoler mon chagrin, en y passant la nuit...et c’est ainsi dans le bus pour rentrer chez moi le matin suivant que je prends la plus décisive des décisions...
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Traduction par Benjamin Pruvost et Antoine Leruste. Copyright 2005. Tous droits réservés. Toute reproduction est interdite sans autorisation écrite.
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encore merci pour la traduction
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