"Le Soir", Actualité culturelle, Samedi 30 mai 1998,
page 9
BIOGRAPHIE
Les Smashing Pumpkins dans toute leur splendeurInterview, concert au Bota, nouveau
disque. La totale du groupe chicagolais
au sommet de sa forme.Quand Billy Corgan parle de Dieu, de Bowie, de Garbage et surtout de
musique parmi les plantes du Botanique.
Les Smashing Pumpkins dans toute leur splendeur Interview, concert au Bota, nouveau
disque. La totale du groupe chicagolais au sommet de sa forme.
Apparus à Chicago au début des années 80 dans la mouvance grunge (Billy Corgan est
sorti avec Courtney Love avant Cobain, leurs deux premiers albums ont été produits avec
Butch Vig, artisan du "Nevermind" de Nirvana, etc.), les Smashing Pumpkins ont
survécu au mouvement de la génération X après deux albums bouillonnants
("Gish" en 1991 et "Siamese dream" en 93, complétés par les faces B
réunies en 94 sur "Pisces Iscariot"). Le break, c'est le double majestueux
"Mellon Collie and the infinite sadness" qui allait le faire en 1995, en se
vendant à plus de huit millions d'exemplaires dans le monde. D'imparables perles pop
comme "Tonight tonight" ou "1979" allaient faire la différence et
asseoir la réputation d'auteur-compositeur d'un Billy Corgan qui se révélait
stakhanoviste. Il a fallu tout un coffret de cinq CD ("The aeroplane flies
high"), pour regrouper les nombreux titres parus sur les différents singles.
Billy est partout. Il offre des chansons à des musiques de film ("Batman
forever", "Lost highway"), il produit Ric Ocasek, il rejoint David Bowie et
Robert Smith sur la scène du Madison Square Garden... Tout ça au moment où il traverse
avec le groupe ses plus sombres moments: décès d'un fan au concert de Dublin, mort par
overdose du claviériste Jonathan Melvoin (le frère de Wendy, l'ex-Revolution de Prince),
renvoi du batteur trop camé Jimmy Chamberlain... Avec le guitariste James Iha et la
bassiste d'Arcy, de sacrés numéros eux aussi, Billy se sent bien seul. Le décès de sa
mère, Martha, morte d'un cancer, ne fait rien pour lui remonter le moral.
UN "ADORE" MAGISTRAL
Seuls sa passion de la musique et son rythme obsédant d'écriture lui permettent de
boucler les presque trois années d'une tournée mondiale triomphale et d'immédiatement
envisager le nouvel album. Qui se ressent bien évidemment de tous ces événements.
"Adore", enregistré dans onze studios différents, entre Chicago et Los
Angeles, est plus que jamais son uvre à lui. James Iha, occupé à réaliser son propre
premier album solo, suit l'affaire de loin tandis que d'Arcy maintient l'ensemble de sa
mine boudeuse. Même s'il se refuse à admettre que ce disque est le plus personnel, Billy
y a mis tout son génie créatif, écrivant seul les 16 chansons, se débarrassant du mur
du son guitaristique pour laisser percer sa voix plaintive sur des mélodies d'une beauté
renversante. Les boîtes à rythmes ont été préférées à une batterie cognante et
de pures "love songs", entre ballades, berceuses ou complaintes illuminées,
prennent le pas sur les démonstrations musclées. Billy est un adulte qui a grandi, a
appris à davantage se révéler, gérant la célébrité sans rien perdre de son
honnêteté. Avec Radiohead et Garbage, les Smashing Pumpkins montrent la voie d'un rock
régénéré, débarrassé de ses scories décadentes, réussissant à privilégier
l'émotion vraie plutôt que l'arrogance calculée. Ce triumvirat est un modèle pour
cette fin de siècle où le mensonge et l'artificiel ont trop souvent droit de cité.
"OK computer", "Version 2.0" et "Adore" ont en commun de
toucher l'auditeur dans ce qu'il a de plus tendre. Ils sont une lumière héritée des
années 70 mais sans béatitude, sans faux-fuyant. Ancrés dans les coins les plus sombres
des années 90, ils reflètent un vécu mélancolique mais malgré tout optimiste avant
l'an 2000...
T. C.
Quand Billy Corgan parle de Dieu, de Bowie, de Garbage et surtout de musique
Les trois Smashing Pumpkins sont assis côte à côte dans leur suite, au plus luxueux des
palaces bruxellois. Arrivés la veille de leur concert au Botanique, ils ont enchaîné
les interviews dans la bonne humeur. Du moins Billy Corgan. James Iha, souffrant,
menaçant surtout de s'endormir dans son sofa et d'Arcy Wretzky se contentant d'écouter
poliment les paroles du maître. Billy peut se montrer fort désagréable quand l'humeur
n'y est pas, et les pires craintes avaient succédé à l'annonce de l'annulation par la
municipalité de Chicago, pour raisons de sécurité, de leur concert gratuit prévu en
plein air en bordure du lac Michigan. Appréhensions vite balayées dès la poignée de
main franche de l'homme au crâne rasé. Très concentré, très sérieux mais non dénué
d'humour, il a révélé la face la plus humaine et la plus généreuse de son caractère
parfois tourmenté. Pour ce concert comme pour le disque, vous aimez briser les
conventions... C'est l'esprit du groupe en général. On a toujours voulu être
contraires, depuis le premier album. La première fois qu'on est venu en Europe en 1991,
on était vus comme un groupe des années 70, une sorte de Black Crowes, des
glorificateurs du rock. Personne ne croyait en nous. En même temps, ça faisait partie de
notre esprit d'avancer sans se soucier de ça. Ce nouvel album est une continuation de
cela. On a l'impression que les Pumpkins sont plus soudés que jamais - vous donnez
ensemble les interviews par exemple - et, en même temps, "Adore" apparaît
comme le plus personnel de vos disques, le plus solitaire... Je ne suis pas d'accord avec
cette interprétation, avec ceux qui ne voient que moi dans ce disque. Je trouve que c'est
le disque le plus impersonnel, écrit à la troisième personne, que j'aie jamais fait...
Comment expliquer que cet album a été enregistré en tant d'endroits
différents? Au début, je voulais changer de studio chaque semaine mais c'est vite devenu
un cauchemar logistique. Le studio est un environnement tellement froid, et rendu
impersonnel pour pouvoir accueillir n'importe quel artiste, que j'ai besoin de préserver
l'émotion en bougeant sans cesse. Vous jouez davantage du piano sur
"Adore"...Je joue comme un enfant. J'utilise le piano comme un nouveau moyen
d'expression. C'est très gratifiant de se savoir capable d'exprimer des sentiments que la
guitare ne pouvait pas révéler. Pour le moment, c'est vrai que je préfère composer au
piano, c'est plus aisé pour la transition entre l'écriture et la prise en main par le
groupe. La voix est moins limitée aussi, j'écris dans des clés plus variées. J'ai
appris à chanter dans les clubs où je criais plus fort que Dieu. Maintenant, je
travaille davantage ma voix. Avant le processus d'écriture, vous parlez-vous entre vous,
échangez-vous des idées au sein du groupe avant de passer au travail en solitaire? Non.
Jamais. On ne se parle jamais de ce qu'on fait. La meilleure de façon de s'exprimer est
de bien se connaître, de savoir ce qu'on veut faire avec une chanson sans avoir besoin
d'en parler. James et d'Arcy comprennent parfaitement ce que j'attends d'eux quand je leur
apporte une chanson. Je n'ai pas à l'expliquer. Parce que ça fait dix ans qu'on est
ensemble. On a l'impression avec ce disque qu'il est la fin d'un tunnel, que le ciel est
plus dégagé. On trouve beaucoup de chansons d'amour sereines... Oui. Mais derrière
chaque chanson, il y a l'obscurité. Ce disque n'est pas un "new gold dream".
Les gens ne me croient pas quand je dis que ceci est le disque le plus noir des Pumpkins.
Disons que ce n'est pas évident. Parce que ces chansons sont nées de pertes...Sans doute
mais ces pertes ont une continuation, une perspective. Cette mélancolie a débouché sur
quelque chose de plus universel qu'un sentiment spécifiquement lié à moi. Les premiers
albums étaient plus l'expression de jeunes Américains blancs issus d'une banlieue, un
vécu culturel bien précis. Ce n'est plus le cas avec "Adore" qui est plus
intemporel, plus humain sans être égocentrique. "Magic and loss" comme disait
Lou Reed. Après la perte, la spiritualité...Oui. Mais pour moi, tout est plus
sophistiqué que noir et blanc, noirceur et lumière. Chacun peut trouver une porte
différente dans ce disque... On est trois personnes au passé identique qui voulaient une
vie rock'n'roll sans en accepter les clichés. Préférant l'opposé: l'intensité, le
travail, la distinction...En répétant souvent certaines phrases, on croit entendre des
mantras, des lamentations mystiques. Croyez-vous en Dieu? Oui. Je suis religieux de façon
non institutionnelle. Je crois en un concept monothéiste, où qu'il soit, qui que ce
soit. Un esprit vivant dans le monde. Il y a une force qui nous aide à avancer, à
réussir. L'évolution du monde ne peut pas être que génétique. Je ne vois que Dieu
comme force motrice. J'ai eu une conversation très intéressante avec David Bowie à
propos de Dieu. C'était assez étrange. Même dans mes rêves d'enfant, je ne pouvais
imaginer qu'un jour, je serais sur scène à côté de lui. Vous devez oublier que ces
gens ont été vos idoles pour qu'ils ne fassent pas d'ombre à votre travail et, quand
vous les rencontrez à 31 ans, vous êtes davantage intéressé par la relation humaine.
David, comme Robert (NDLR: Smith de Cure) ou Gene Simmons de Kiss m'ont aidé à
comprendre beaucoup de choses. Ça n'a rien à voir avec le rock. Vous avez déclaré que
le rock est mourant. Ne pensez-vous pas que des groupes comme les Pumpkins, Garbage ou
Radiohead apportent quelque chose de neuf, assurant ainsi l'avenir du rock? On a, je
crois, en commun tous les trois le respect du passé. Sans sentimentalité, il n'y a plus
de rock'n'roll. Quand la sentimentalité fout le camp, il n'y a plus rien. Vous devez
croire au rock'n'roll comme à une religion, sinon vous perdez la foi en ce que vous
faites. Vous qui êtes toujours très ami avec eux, que pensez-vous du nouveau Garbage? Je
ne le comprends pas très bien. Je m'attendais à un disque moins up-tempo. Je ne l'ai
écouté que deux fois, je crois qu'il nécessite de nombreuses écoutes avant de se
révéler. Mais je reste fan du groupe...
Propos recueillis par THIERRY COLJON